Article de notre collègue Xavier Dupret pour Le Monde (édition du 28 février 2023)
« Le paradigme du capitalisme actionnarial a débouché sur un sous-investissement chronique qui a fini par rouvrir la boîte de Pandore de l’inflation »
Au début des années 1980, un nouveau cadre de gestion a émergé en Europe occidentale et aux Etats-Unis dans le but de contrer la stagflation. Deux mouvements concomitants ont alors caractérisé d’une part les politiques monétaires et d’autre part la redistribution de la valeur ajoutée.
A cette époque, la remontée des taux directeurs des grandes banques centrales a conduit à un net raffermissement des taux d’intérêt réels qui a largement contribué à mater l’inflation. Au sein des entreprises, le renchérissement du loyer de l’argent a modifié les principes de management en conférant à la valeur pour l’actionnaire (« shareholder value ») une place centrale dans les critères d’évaluation de la performance économique.
La chasse aux coûts est devenue permanente, les entreprises se concentrant davantage sur leurs métiers les plus profitables. C’est dans ces conditions que la sous-traitance dans les pays à bas salaires en voie d’industrialisation (en particulier, la Chine) s’est développée. La généralisation de la mise en concurrence des salariés a permis – pression à la baisse sur les rémunérations oblige – de contenir les prix. Et l’actionnariat, pierre d’angle de la nouvelle gouvernance des entreprises, de se frotter les mains.
Dans le foisonnement des analyses visant à expliquer la remontée actuelle de l’inflation, le rôle de la valeur actionnariale est peu évoqué. En effet, puisque le regain inflationniste constaté en 2022 avait pour origine l’évolution du cours des produits énergétiques, il était commode de pointer la guerre en Ukraine. Cependant, on peut aussi expliquer cette tendance haussière par une insuffisance de longue date des investissements dans le secteur de l’énergie.
Les chiffres sont aussi limpides qu’inquiétants. Si, par exemple, nous voulons tourner la page des énergies fossiles d’ici à 2050, il faudra tripler le volume des investissements et doubler la fourniture d’électricité provenant de sources renouvelables (« Climate change putsenergysecurity at risk », Organisation météorologique mondiale, 11 octobre 2022). De surcroît, selon cette même source, la faiblesse des investissements ne permet pas de faire face au défi de la décarbonation à la seule échelle qui vaille, c’est-à-dire la planète. C’est ainsi que l’Afrique concentre 60 % des meilleurs sites du point de vue de l’ensoleillement, mais dispose d’à peine 1 % de la capacité photovoltaïque mondiale.
Il est toutefois évident que la rentabilisation d’infrastructures solaires en Afrique ne peut s’envisager que sur le long terme, étant donné les limites bien connues de la demande locale. Or, le temps de la valeur actionnariale s’avère nettement plus court.
Court-termisme
Il y a déjà près de dix ans, les autorités européennes dénonçaient, dans un projet de texte législatif, une évaluation trop fortement déterminée dans le cas du capitalisme actionnarial par « des indices de marché sélectionnés sur une base trimestrielle par les gestionnaires d’actifs » (« Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2007/36/CE en vue de promouvoir l’engagement à long terme des actionnaires, et la directive 2013/34/UE en ce qui concerne certains éléments de la déclaration sur la gouvernance d’entreprise », 2014).
Ce court-termisme continue d’ailleurs à affecter le secteur de l’énergie, puisque si les investissements y ont augmenté de 8 % en 2022, la moitié de cette progression était corrélée à des coûts de fonctionnement plus élevés en raison précisément de l’inflation (« World Energy Investment 2022 », International Energy Agency, juin 2022). Il semble donc que le paradigme du capitalisme actionnarial ait progressivement débouché sur un sous-investissement chronique qui a fini par rouvrir la boîte de Pandore de l’inflation. Le secteur de l’énergie n’est d’ailleurs pas le seul concerné. Le recours à des sous-traitants chinois commence également à poser problème. La mondialisation est, de ce point de vue, caractérisée par un excès de centralisation des chaînes de valeur plutôt que par leur éclatement !
Pour le dire simplement, nos grandes entreprises ont placé trop d’œufs dans le panier chinois afin de satisfaire les exigences de profits élevés de leurs actionnaires. Au fur et à mesure que les industries chinoises monteront en gamme à l’avenir, la production de l’empire du Milieu diminuera dans les segments à faible et moyenne valeur ajoutée, ce qui ne manquera pas de favoriser la hausse des prix d’une série de produits de consommation courante. Il s’agit là du deuxième facteur inflationniste inhérent à la primauté accordée à la valeur actionnariale dans la conduite des affaires.
Xavier Dupret, économiste, Fondation Jacquemotte, Bruxelles