Marx, à mesure-32: Fr.Engels, Le Pô et le Rhin

Marx, à mesure4 novembre 2022

La brochure d‘Engels présente un double intérêt.
D’abord, pour elle-même, certes. Pour ses apports en matière de stratégie miliaire et d’analyse politique.
En raison, ensuite, de la controverse qu’elle a suscitée avec Ferdinand Lassalle.
Soyons attentifs à ces deux aspects.

*
Sous l’angle militaire, l’écrit d’Engels est plutôt complexe.
Il l’est, d’une part, en raison de la précision topographique de ses analyses. Une minutie qui réclame de
son lecteur qu’il se munisse d’un atlas de cartes précises, et parfois même d’une loupe.
Complexe, il l’est, d’autre part, en raison des rappels historiques aux multiples conflits qui ont eu pour
théâtre la plaine du Pô depuis le 15e

siècle. Nous nous sommes efforcés d’éclairer autant que possible
l’érudition d’Engels par un jeu de notices extraites, pour la plupart, de l’édition de Roger Dangeville,
mais aussi de la version originale allemande (aux pages 225-268 du volume 13 des Marx Engels Werke)
et de la traduction anglaise (aux pages 211-255 du volume 16 des Marx Engels Collected Works) de la

brochure, des notes vérifiées et complétées par nos soins en référence avec les encyclopédies Universa-
lis et Wikipédia.

La démonstration d’Engels, sous cet angle, n’est pas moins claire. Rien, affirme-t-il, ne justifie, du moins

pour la composante allemande de la Confédération germanique, le maintien de la domination autrichien-
ne sur la Haute Italie.

Sous l’angle politique, l’écrit d’Engels est plutôt compliqué.
La difficulté appartient à la remarquable discrétion d’Engels sur la question pourtant centrale de

l’unification allemande qui fera bientôt l’objet de la controverse avec Ferdinand Lassalle. La brève évoca-
tion, dans son dernier paragraphe, de cette unité allemande ne s’accompagne, en effet, d’aucune analy-
se qui précise cette perspective.

Cette réserve s’explique, pensons-nous, pour deux raisons, l’une pragmatique et l’autre théorique.

Elle résulte, d’une part, de l’ignorance où Marx et lui se trouvent des forces réelles du mouvement ou-
vrier allemand et de sa capacité d’intervention dans le cadre d’une Confédération germanique dominée

par l’Autriche et la Prusse.
Elle traduit, par ailleurs, un certain embarras devant la catégorie elle-même de nation1

au regard des
objectifs de l’internationalisme prolétarien. On se rappellera, certes, le célèbre énoncé du Manifeste
selon lequel « Les ouvriers n’ont pas de patrie2 », mais les complexités liées à la question nationale vont
se manifester dès l’échec des révolutions de 1848-1849.
1
Il existe sur cette question une abondante littérature marxiste que l’on ne peut évoquer ici. Ne citons,

pour seul exemple, que le numéro 68 de la revue Actuel Marx, en particulier l’article de Jean-Numa Du-
cange « Faut-il défendre la nation ? Marx et le marxistes et la question nationale des origines à nos

jours ». 2 Un énoncé à vrai dire plus complexe si l’on relit la séquence entière : « En outre, on a accusé les com-
munistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir

ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politi-
que, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national,

quoique nullement au sens bourgeois du mot. Déjà les démarcations nationales et les antagonismes
entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du
commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence
qu’ils entraînent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaitre plus encore. Son action commune, dans

les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation. Du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles. ».

I, page 2/3
*

La publication par Ferdinand Lassalle, en mai 1859, de sa brochure intitulée La guerre italienne et le
devoir de la Prusse. Une voix de la démocratie va provoquer une intense polémique entre Marx et
lui.
Nous avons réservé à cette controverse trois dossiers complémentaires :
– Un rappel, d’une part, des relations entre Lassalle et Marx au cours des années 1850-18591
.
– Le recensement, d’autre part, de leur correspondance entre mai et novembre 1859 : ces échanges
exposent l’essentiel de la controverse qui les a opposés.

– La traduction, enfin, de la brochure de Lassalle : une pièce indispensable, en effet, pour la compréhension des enjeux de cette dispute.

La lecture de ces échanges fait apparaître un remarquable contraste entre l’expressive clarté des positions défendues par Lassalle et la singulière discrétion de Marx dans son désaccord avec les thèses de

son interlocuteur.
La question centrale de cette controverse concerne à la fois la possible alliance de la Prusse avec
l’Autriche lors de la guerre d’Italie et la menace d’une guerre menée par Napoléon III sur les rives du
Rhin, une éventualité qu’Engels n’écarte pas dans les conclusions de sa brochure.
La position de Marx est déterminée par deux facteurs : son hostilité à l’égard du régime de Napoléon
III et l’alliance signée par ce dernier avec le pouvoir russe2

que Marx considère comme le principal ennemi du prolétariat européen. Or une défaite de l’Autriche aurait pour conséquence d’assurer une hégé-
monie russe sur l’Europe. Marx est-il pour autant favorable à une intervention de l’armée prussienne aux

côtés de l’Autriche ? Rien ne permet de l’affirmer, mais sa position est toutefois plutôt embarrassée3
.

La position de Lassalle est en revanche plus claire. Le pouvoir impérial français est assurément détesta-
ble à ses yeux, mais Napoléon III a pris en charge une juste cause en Italie, en plein accord avec les

acquis démocratiques de la Révolution française. De son point de vue, l’ennemi principal à vaincre est

l’hégémonie féodale de l’Empire autrichien qu’il considère comme l’expression même du principe réac-
tionnaire et comme l’ennemie de toutes les libertés. La pire éventualité serait le déclenchement d’une

guerre populaire de la Prusse contre la France. Au contraire, la défaite de l’Autriche est la condition in-
dispensable d’une unification de l’Allemagne sous la conduite de la Prusse. Et d’évoquer au final la pers-
pective d’une offensive prussienne dans les duchés de Schleswig-Holstein.

Un signe de son alliance objective avec la politique de Bismarck ? La question est très délicate, au regard

de la stratégie bismarckienne qui conduira, en 1866, à l’invasion par la Prusse du Holstein et au déclen-
chement de la guerre contre l’Autriche. Le point de vue de Lassalle, en 1859, demeure, en effet, celui de

la cause prolétarienne allemande, associée, il est vrai, à celle de l’unité nationale.

*

Nous reproduisons l’écrit d’Engels à partir de la traduction de Roger Dangeville publiée dans le volume
intitulé Marx Engels, Ecrits militaires, paru en 1970 aux éditions de L’Herne et disponible sur le site « Les
classiques des sciences sociales » à l’adresse http://classiques.uqac.ca4
.

La traduction de la brochure de Ferdinand Lassalle est due à nos soins. Nous avons traduit à partir de
la version allemande publiée par Eduard Bernstein sous le titre « Ferdinand Lassalle Gesammelte Reden
und Schriften », Erster Band et parue, en 1919, à Berlin, aux éditions Paul Cassirer5
.

*

1
Cette note prend la suite de la précédente séquence que nous avons consacrée aux relations entre
Marx et Lassalle au cours des années 1848-1849 et qui a paru au chapitre 2.8 de notre fascicule 18. 2
Le 3 mars 1859 la Russie tsariste a signé à Paris un traité secret qui assurait à la France sa neutralité
en cas de conflit avec l’Autriche (Cf. sur ce sujet l’article de Victor-L.Tapié « Le traité secret de 1859

entre la France et la Russie » Etudes d’histoire contemporaine, V, 1953, pp. 116-146 – en ligne sur Gal-
lica).

3
Un signe de ses hésitations : le projet qu’il évoque dans sa lettre à Engels du 18 mai 1859 de publier
« tous deux un manifeste du parti » n’aboutira pas. 4
La version originale allemande se trouve aux pages 225-268 du volume 13 des Marx Engels Werke. 5
En ligne sur le site de archiv.org.

I, page 3/3

La complexité des événements historiques évoqués par Fr. Engels et F. Lassalle dans leur brochure

respective justifie que nous ayons pris le soin d’ajouter au chapitre des documents une note récapitulative

des principales dates qui marquent l’histoire de la Confédération germanique depuis ses débuts en 1815-
1816 jusque son déclin en 1866.

*

Enfin, rappelons le contenu de notre précédent fascicule 31 qui reproduit l’ensemble des articles de pres-
se publiés par Marx et Engels au cours de cette année 1859.

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